Le gars et le meuh
Un gars vient de vivre un grand moment de solitude.
Voilà quelques minutes, alors que le gars devrait, suite au
déjeuner, au café, reprendre de plus belle son travail éreintant à base de
manipulation douteuse de fichier à colonnes et lignes variées, le gars traînait
insidieusement sur les blogs.
Normalement, vous voyez, le gars se dois d’être sérieux, le genre
de gars qu’on croiserait bien en cravate dans un couloir ou dans un bureau, le
genre de gars qu’a une sorte de drôle de situation dont il n’a toujours pas
compris comment il en était arrivé là en partant de dissection à coeur ouvert
de grenouille voilà 15 ans.
Ce gars là, relativement sobre et propre sur lui, qu’à une
trentaine de personnes sympathiques qui s’entretuent, se grimpent dessus,
s’insultent, se beurrent le pif régulièrement sous sa responsabilité et sous
ses yeux toujours ébahis par la variété de comportements des natures humaines,
se doit d’être exemplaire.
C’est une question de principes arriérés dans les sociétés.
Ce gars là cliquait de ci de là en écoutant parallèlement
quelques musiques bien choisies au volume irrégulier sur ses vieilles petites
enceintes. Alors, le gars lève un peu le son pour le morceau qui court.
Le gars n’est quand même pas dans un open space mais bon la discrétion. Quand
même un petit peu. A cause des autres, les collègues.
(Les mêmes collègues qu’il doit, le gars, quelquefois remettre
sur le bon chemin).
Le hasard fait atterrir le gars sur un site à Nodin, pas
dangereux, sans filles à poil. (à cliquer)
Le gars sourit, se dit que la boite à meuh ne fait meuh que si
il clique dessus (ça fait toujours meuh QUE si on clique dessus d’habitude).
Alors nonchalamment, le curseur de la souris survole la boite à
meuh.
Le gars voit soudainement la boite à meuh bouger.
En moins d’une seconde, le gars comprend tout, il sait qu’il y
a de la musique qui passe par les enceintes, que le son n’est pas désactivé,
que lui-même a haussé le volume parce que c’était trop bas. Le gars a
l’impression de voir la boite à meuh tourner lentement mais en fait elle tourne
vite, c’est sa vie qui défile devant ses yeux, les enfants, le mariage, la fois
où il s’est éclaté le tarin sur une piste rouge, la partie de belotte perdue,
le lancé de fruits rouge sur le ravalement blanc tout neuf de la maison d’à
côté, son harem de filles en CE1, la braguette qui a cassé quand il ne fallait
pas, l’autre qui ne s’ouvrait pas quand il fallait, le premier smack, son
premier râteau, une baffe, le voyage à Rome avec la plus belle fille qui
courait dans le train du retour, la contravention en R4, son premier blog, la
fois où un ballon tout seul lui a fait une entorse, enfin, toute sa vie pendant
que la boite à meuh se retourne.
Toujours dans cette même infime seconde, la sueur se met à
perler à son front, ses mains deviennent moites, il sait ce qu’il va se passer
dans ces portions de centièmes ; il jette aussi un regard au dessus de son
poste et voit au moins deux collaborateurs travailler consciencieusement.
Dans ultime réflexe aussi critique que complètement débile, sa
main gauche se jette sur les touches de son clavier, le pouce agresse le ALT
pendant que l’index enfonce le TAB.
La boite à meuh achève sa rotation et disparaît avec sa fenêtre
Windows. ALT+TAB, il connaît bien.
Le gars croit souffler, il ne reste plus qu’un souffle dans la
seconde qui s’égraine.
Alors, dans ces millièmes, il sait que son geste désespéré
était véritablement idiot car il sait que la boite à meuh n’a pas disparu,
qu’elle est simplement cachée derrière ce tableau Excel indigent, qu’elle a
terminé de se retourner, qu’elle revient dans sa position initiale sous toutes
ces cellules affreuses.
Le gars sait qu’il aurait dû cliquer sur la petite croix en
haut à droite de la fenêtre de la boite à meuh.
Le gars ne bouge plus, il sait.
Ses mains sont immobiles au dessus du clavier beige. Il fixe l’écran
et attend l’inéluctable.
L’énorme MEUH se déclenche, lui, trop lent, trop long.
Deux personnes lèvent la tête, l’une dit, ‘mais qu’est-ce que c’est ?’,
l’autre a reconnu le son du bovin qu’il croisait dans sa Normandie natale.
Le gars se lève, ne dit mot, sors du bureau dignement.
(non sans avoir déclencher un second meuh en voulant fermer la
fenêtre de la boite à meuh).