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Le Bar Nabé
16 avril 2007

Tête de pot

J’y ai repensé à la fin du film Jarhead.
La guerre, ce n’est pas bien, il ne faut pas la faire pour de mauvaises raisons. La guerre, ça change les gens qui la font. Oui.
Je ne suis pas d’une génération qui a connu une guerre française, juste une génération qui regarde celle des autres médiatiquement.
Le Jarhead de l’histoire n’a pas tué un seul irakien, pas un seul homme, durant son conflit étrange. Il aura vu des morts, des tirs, des puits de pétrole brûler, il aura connu la solitude dans la multitude des autres engagés.
Au bout, il rentre, changé, modifié. Il dit qu’il pourra se marier, avoir des enfants, travailler, avoir une vie normale, sans que cela ne change ce qu’il a été pendant la guerre, que tout ça reste là. 

Moi, je ne sais pas tout ça.

Je n’ai jamais vraiment discuté de l’Algérie avec mon père. Il n’avait pas choisi, en a voulu à De Gaulle pour ce « Tout ça pour ça ». Mon père a toujours été très discret là-dessus, si un de ses copains connu là-bas n’était pas venu à la maison, si je ne m’étais pas posé la question en concordant les dates, si je n’avais pas vu une photo, si je n’avais pas entendu quelques phrases, quand même…

Aujourd’hui, je n’ose pas encore. Après il sera peut-être trop tard. Je ne saurai peut-être pas poser les bonnes questions. Comprendre. De tout façon, je ne saisirai sans doute qu’une infime partie de sa réalité. 

Un jour ou un soir, parce que le sujet le permettait, je lui demandais sur la pointe de la langue si il lui était arrivé de tuer quelqu’un. Là-bas.
C’est idiot comme question. J’avais plus de vingt ans, ce n’était pas pour frimer dans une cour de collège. On est con à 12 ans, peut-être.
Qu’est-ce que ça aurait changé de savoir ou non ?
L’aimerais-je moins si oui ?
Même si ce fut un crime plutôt qu’une légitime défense, et alors ? Après mes vingt ans, je savais qu’il n’y avait pas de guerre propre, que je ne pouvais pas juger, que je ne savais pas comment je réagirais. 

Il m’a expliqué, brièvement, simplement.
Combien de fois en a-t-il parlé avant ?
Eclaireurs, désert, des conneries de gradés, embuscade, je ne sais plus, et le réflexe parce que c’était les autres plutôt qu’eux.
En trois minutes, il avait fini. En une seconde, sans doute moins, il avait tiré.
Oui, il avait tué un homme, un seul.
Il n’avait rien besoin de justifier. Un petit peu de moi trouvait cela terrifiant. Mon père a été capable de faire ça. C’est tellement à l’opposé de ce que je pense savoir de lui.
Quand on ne sait pas, on ne se doute pas. 

Tout était mieux ainsi. Après tout, s’il n’avait pas tiré, je ne serais pas là. C’est égoïste. Oui.
Des blessures ne doivent pas se refermer. Je n’ose pas lui demander plus, il ne me raconte toujours pas plus du reste, dans cette Algérie là.
Je pense que bien sûr, il ne tire aucune fierté de ce combat dans cette guerre qu’il jugeait sans doute étrangère à son soi.
Peut-être y a-t-il de la culpabilité. Alors qu’il y a tant de milliers de raisons pour ne pas la ressentir.
Je crois que je suis fier de lui. En fait, je ne le crois pas, je le suis.
Avoir été capable de faire cette abstraction d’images pendant ces années d’après, nous avoir, ma sœur et moi, protéger, discrètement, avec humilité. 

Peut-être que sa guerre l’a changé, comme un Jarhead. Peut-être qu’il le sait, le sent. Peut-être que cela l’a rendu encore meilleur, comme un devoir d’homme. Ou peut-être qu’il était déjà comme ça avant. Tout simplement. 

Je n’arrive pas à me poser cette question : et moi, qu’aurais-je fait ?
Une bribe de service nationale me laissait apercevoir le peu de libre arbitre d’une institution militaire. Pendant une seule année, j’ai appris à me laisser aller à de simples consignes, à obéir bêtement comme si c’était suffisant.
En groupe, entre gars qui se ressemblent, des tenues aux crânes rasés, brassage de gens devenus unités, ils auraient fait de nous ce qu’ils voulaient parce que c’est comme ça. Une guerre, nous aurions trouvé une émulation étrange, une évacuation animale de testostérone. 

Ce père que je ne connais pas par faces cachées, celui qui m’a toujours dit vrai. Celui que je trouve rétrograde pour certains aspects, de sa guerre à ses avis, il aura tout fait pour que je me forge.
Un peu de lui, j’en ai beaucoup quand j’y pense.
Est-il possible que cet homme grisonnant qui approche de sa huitième décennie ait tué quelqu’un ?
Il n’a tué personne, c’était simplement une guerre. Bien que la guerre ne soit jamais simple.
Peu importe encore. 

Et puis, un jour, il m’a sorti une photo, aux couleurs pourtant un peu ternes. Il me demandait si je reconnaissais. Je restais un moment face à cet homme d’une vingtaine d’année.
Je ne comprenais pas, je me voyais dessus mais sans me rappeler le où et le quand.
Bien sûr, c’était lui, je lui ressemblais tant au même âge.
J’étais heureux, content.

 

Le chemin est encore long.

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Commentaires
R
Ton témoignage me touche me touche à plus d'un titre (mais chut, hein?).
A
On ne saura jamais. Parce qu'on ne peut pas dire de quel côté du flingue on aurait été, si on aurait eu ce réflexe qui nous empêche de penser à ce qu'on fait ou pas...<br /> <br /> Je crois que le cas de ton père, comme celui de millliers (millions ?) d'autres, est bien éloigné du "tueur professionnel",celui qui réfléchit, qui vise et qui tire pour faire un maximum de dégâts.<br /> <br /> Ca ne rend sans doute pas la vie plus facile après. Sans doute encore moins.<br /> <br /> Mais quoi qu'il en soit, à voir cette photo, je crois qu'il est bien normal que tu sois content de la ressemblance. Pour des tas d'autres raisons aussi.
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