Tête de pot
J’y ai repensé à la fin du film Jarhead.
La guerre, ce n’est pas bien, il ne
faut pas la faire pour de mauvaises raisons. La guerre, ça change les gens qui
la font. Oui.
Je ne suis pas d’une génération qui a
connu une guerre française, juste une génération qui regarde celle des autres
médiatiquement.
Le Jarhead de l’histoire n’a pas tué
un seul irakien, pas un seul homme, durant son conflit étrange. Il aura vu des
morts, des tirs, des puits de pétrole brûler, il aura connu la solitude dans la
multitude des autres engagés.
Au bout, il rentre, changé, modifié. Il
dit qu’il pourra se marier, avoir des enfants, travailler, avoir une vie
normale, sans que cela ne change ce qu’il a été pendant la guerre, que tout ça
reste là.
Moi, je ne sais pas tout ça.
Je n’ai jamais vraiment discuté de l’Algérie avec mon père. Il n’avait pas choisi, en a voulu à De Gaulle pour ce « Tout ça pour ça ». Mon père a toujours été très discret là-dessus, si un de ses copains connu là-bas n’était pas venu à la maison, si je ne m’étais pas posé la question en concordant les dates, si je n’avais pas vu une photo, si je n’avais pas entendu quelques phrases, quand même…
Aujourd’hui, je n’ose pas encore.
Après il sera peut-être trop tard. Je ne saurai peut-être pas poser les bonnes
questions. Comprendre. De tout façon, je ne saisirai sans doute qu’une infime
partie de sa réalité.
Un jour ou un soir, parce que le
sujet le permettait, je lui demandais sur la pointe de la langue si il lui
était arrivé de tuer quelqu’un. Là-bas.
C’est idiot comme question. J’avais
plus de vingt ans, ce n’était pas pour frimer dans une cour de collège. On est
con à 12 ans, peut-être.
Qu’est-ce que ça aurait changé de
savoir ou non ?
L’aimerais-je moins si oui ?
Même si ce fut un crime plutôt qu’une
légitime défense, et alors ? Après mes vingt ans, je savais qu’il n’y
avait pas de guerre propre, que je ne pouvais pas juger, que je ne savais pas
comment je réagirais.
Il m’a expliqué, brièvement,
simplement.
Combien de fois en a-t-il parlé avant ?
Eclaireurs, désert, des conneries de
gradés, embuscade, je ne sais plus, et le réflexe parce que c’était les autres
plutôt qu’eux.
En trois minutes, il avait fini. En
une seconde, sans doute moins, il avait tiré.
Oui, il avait tué un homme, un seul.
Il n’avait rien besoin de justifier. Un
petit peu de moi trouvait cela terrifiant. Mon père a été capable de faire ça.
C’est tellement à l’opposé de ce que je pense savoir de lui.
Quand on ne sait pas, on ne se doute
pas.
Tout était mieux ainsi. Après tout, s’il
n’avait pas tiré, je ne serais pas là. C’est égoïste. Oui.
Des blessures ne doivent pas se
refermer. Je n’ose pas lui demander plus, il ne me raconte toujours pas plus du
reste, dans cette Algérie là.
Je pense que bien sûr, il ne tire
aucune fierté de ce combat dans cette guerre qu’il jugeait sans doute étrangère
à son soi.
Peut-être y a-t-il de la culpabilité.
Alors qu’il y a tant de milliers de raisons pour ne pas la ressentir.
Je crois que je suis fier de lui. En fait,
je ne le crois pas, je le suis.
Avoir été capable de faire cette
abstraction d’images pendant ces années d’après, nous avoir, ma sœur et moi,
protéger, discrètement, avec humilité.
Peut-être que sa guerre l’a changé,
comme un Jarhead. Peut-être qu’il le sait, le sent. Peut-être que cela l’a
rendu encore meilleur, comme un devoir d’homme. Ou peut-être qu’il était déjà
comme ça avant. Tout simplement.
Je n’arrive pas à me poser cette
question : et moi, qu’aurais-je fait ?
Une bribe de service nationale me
laissait apercevoir le peu de libre arbitre d’une institution militaire. Pendant
une seule année, j’ai appris à me laisser aller à de simples consignes, à obéir
bêtement comme si c’était suffisant.
En groupe, entre gars qui se
ressemblent, des tenues aux crânes rasés, brassage de gens devenus unités, ils
auraient fait de nous ce qu’ils voulaient parce que c’est comme ça. Une guerre,
nous aurions trouvé une émulation étrange, une évacuation animale de
testostérone.
Ce père que je ne connais pas par faces
cachées, celui qui m’a toujours dit vrai. Celui que je trouve rétrograde pour
certains aspects, de sa guerre à ses avis, il aura tout fait pour que je me
forge.
Un peu de lui, j’en ai beaucoup quand
j’y pense.
Est-il possible que cet homme grisonnant
qui approche de sa huitième décennie ait tué quelqu’un ?
Il n’a tué personne, c’était
simplement une guerre. Bien que la guerre ne soit jamais simple.
Peu importe encore.
Et puis, un jour, il m’a sorti une
photo, aux couleurs pourtant un peu ternes. Il me demandait si je reconnaissais.
Je restais un moment face à cet homme d’une vingtaine d’année.
Je ne comprenais pas, je me voyais
dessus mais sans me rappeler le où et le quand.
Bien sûr, c’était lui, je lui ressemblais
tant au même âge.
J’étais heureux, content.
Le chemin est encore long.