Me souviens-tu aussi ?
De ces souvenirs si difficiles à rappeler en surface si on ne les
réactive pas de temps en temps. De ces petits échantillons d’enfance qui se
perdent dans l’oubli des années qui défilent.
Il ne faisait pas très beau cet été là. Le ciel nous offrait
quelques couvertures nuageuses blanches ou grises pour mieux nous faire
profiter des rayons de soleil lorsqu’ils traversaient les strates cotonneuses.
Mais il ne faisait pas froid. Il fait rarement froid sur la
peau d’un enfant de 8 ans, la température de l’air n’est pas une préoccupation
lorsqu’on vit avec la tête à côté des étoiles.
La pension St Joseph de l’Océan faisait face à la mer et portait les stigmates religieux de l’occupation historique des gens de Dieu. Au dessus des lits, seules les petits croix faisaient office de décors sur les murs blêmes.
Nous croisions des nonnes, des vieux couples et des familles
aux jeunes enfants.
Je ne sais pas ce qui avait décidé mes parents de choisir cet
endroit atypique et sobre pour nos vacances de juillet 1979. Je crois savoir qu’ils
ne s’y attendaient pas forcément non plus mais il était encore rare de pouvoir
partir en vacances tous les ans à cette époque là.
Le bâtiment blanc crème dominait la plage bretonne de la presqu’île
de Quiberon. Je n’y suis jamais retourné depuis mais les clichés retrouvés m’ont
attrapé au vol.
L’atmosphère était appliquée, presque militaire. Je repense aux
règles de fonctionnement de la pension de famille où il fallait préparer la
table à tour de rôle, la débarrasser et s’acquitter de quelques tâches
ménagères
Je crois que j’étais dans un petit lit aux montants métalliques
proche de la fenêtre d’où on pouvait observer les vagues danser, monter et
descendre le long du sable. Mes parents m’ont pris en photo, un matin, en plein
sommeil lourd avec ce nounours bien usé aux couleurs bleues inhabituelles.
De cette fenêtre, au deuxième étage, à la place de mes parents, j’aurai pu surveiller ce petit garçon esseulé en train de remuer les grains de sable dans ces petites mains.
Je partais, avec cette autorisation bienveillante qu’on ne
permet plus aujourd’hui le long de ces temps cruels qui courent, cent mètres
plus bas, sur la plage, à dix mètres de l’eau et des marées océanes, pendant
que mes parents faisaient cartes postales ou mots croisés.
Je me retrouvais seul avec mon sceau, ma petite pelle et mon râteau
en plastique. Je construisais ces demeures médiévales qui n’existent que dans l’âme
des enfants. Peut-être ai-je combattu les vagues à force de creuser des douves
et des montagnes. Peut-être ai-je vécu de grandes batailles et de douces
caresses aquatiques.
Je devais tourner la tête, de temps en temps, juste un moment
reconnecté à la réalité, vers la fenêtre pour quémander un regard protecteur,
sans doute dans l’attente d’un geste.
Je devais savoir que papa allait me rejoindre un peu plus tard
pour m’aider, m’assister ou simplement me laisser tester avec lui le mouvement
de la houle.
Je me souviens de peu de choses de ces semaines bretonnes.
Mais il y a eu cette petite fille brune aux cheveux courts.
Elle était un petit peu plus âgée que moi, un peu plus grande,
elle avait un teint bien plus halé que moi et un beau sourire.
Elle m’a rejoint quelques fois sur cette plage et est restée s’amuser
avec moi. Nous construisions des histoires plus belles à deux et nous rigolions
avec l’innocence qui n’existe que pendant ces enfances là.
Je ne savais pas si elle était aussi sous le regard de ses
parents, je ne me rappelle pas de nos discussions naïves.
Mais j’étais bien avec elle comme on est bien naturellement
avec quelqu’un, sans se poser de questions, sans rien attendre, sans être
adulte.
Je ressens encore ce sentiment d’attente quand je ne la voyais
pas venir en ces milieux de matinée en attente que le soleil se lève à son
zénith. Je devais rester dans ces moments incomplets dans l’expectative d’un
bonheur simple.
Elle était jolie et il est bien possible que sois tombé amoureux d’elle.
Elle est partie. Elle ne venait plus. Elle était passée comme un nuage envoûtant.
Les vacances se sont achevées comme elles commencèrent, au même
rythme doux et lent. J’avais juste quelque chose qui me manquait et je ne me
disais pas encore que ce petit rien constituerait une première empreinte, une
marque tout au fond de moi.
Quelques années après, je discutais avec mes parents de ces
moments sur une plage de la presqu’île, au bord de l’eau.
Ils me confirmaient non sans une crainte soudaine qu’ils ne
pourraient me laisser sur cette plage, seul, aujourd’hui.
Je leur parlais de la petite fille brune aux cheveux courts qui
m’avait tant plu le temps d’un été, le temps de quelques instants volés.
Ils m’ont dit alors ne l’avoir jamais vu, ni près, ni loin de moi. Ils m’ont dit que, pourtant, ils n’auraient pas pu la rater, ils regardaient très souvent par cette fenêtre de la pension de famille, que je jouais seul.