Faire la pause
C’est presqu’une aventure à chaque fois, des occasions dont
on se souvient toujours.
Ils étaient tous beaux sur l’avenue de Suffren, à trois
minutes de pas rapides de la tour en bas résilles, en bons cadres presque
dynamiques, en grandes personnes, en adultes.
Un par un arrivant face au pont Alexandre trois.
Le premier déjà en place, celui est chef de projet chez un
incontournable de l’informatique, et le second. Je suis celui-là, j’arrive
d’une allée adjacente ombrée d’arbres, près d’une grotte, alors qu’un poc
crânien venait de m’alerter de m’être fait faire dessus par un volatile.
Quelques minutes avant, j’étais sorti par la bouche du RER
C en cherchant le monument des yeux jusqu’à ce détour de rectangle d’immeubles.
Grande comme je ne me souvenais plus, tranchante dans le ciel bleu parisien du
jour.
Le premier, c’était aussi le plus jeune. Peut-on encore
dire ça avec ses trente deux ans. Il y eu une belle nuit pour lui, il me
raconte ça rapidement. Nous faisons le point sur nos blessures de sportifs du dimanche,
nous râlons sur les retardataires, les deux frères, nous restons là, entre tour
et Seine, au soleil, profitants. Il est du 9-2 maintenant.
Nous faisons un résumé sur les autres, ceux qui ne viennent
pas mais que nous verrons.
Le troisième vient enfin. Il était à Invalides lors d’un
coup de fil. C’est l’architecte des Bâtiments de France, ce n’est pas rien. Je
le regarde encostumé comme nous ne l’étions pas dans ce bungalow de lycée avec
vue sur les filles de la cour, écoutant ce prof de français curieux.
Il est de ma génération, de la 71, de ma ville, de mon
histoire, plus encore que les deux autres. Et malgré tout, il y a toujours
cette petite retenue entre nous. Ce fin espace s’est déjà effacé de nombreuses
fois lorsqu’il fallait causer, partager vraiment, presque sérieusement. Sorte
de barrière éducative qui doit venir de moi avec mes putains de distances. Il
faudra que je lui en parle.
Il est maintenant de Cahors ou de Toulouse ou même
d’Aurillac.
On se charrie, on se secoue, se moque.
Le dernier a toujours tort, ce sera l’apéro. Il arrive bien
en retard le petit frère du troisième. Enfin, peut-on encore dire ça, avec ses
trente deux ans aussi. Sobrement habillé mais avec l’air de sortir presque du
lit, il court comme sa vie. Il valide pourtant sérieusement de labels nos étals
de supermarché. Il est de Nantes maintenant. Il est chargé comme s’il était
entre deux rendez-vous, comme s’il travaillait.
Nous étions là comme si nous travaillions tous, comme si
notre vie avait évoluée.
Le temps s’arrêtait presque comme nous cherchions une
brasserie dans le coin.
Quatre gars, deux couples en files se racontant ces mois
durant lesquels nous ne nous étions vu que par mèl ou téléphone interposés.
Oh temps suspend ton vol l’espace d’un déjeuner sur le gros
pouce.
Nous avons tous levé la tête vers la dame en fer, nous
avons tous dit que cela faisait longtemps que nous ne l’avions pas vue. Le
premier se rappelait de ses visites avec deux conquêtes, l’un partait en
enfance, l’autre je ne sais plus et je me disais que l’alliance était belle au
troisième étage d’une nuit de mai.
A la première terrasse venue, nous nous posions au soleil
de mars. De l’autre côté de la rue, il y a un stade avec des matchs et des
coups de sifflet. On nous appelait. On en rigolait.
Le temps de déplacer une touriste au pédigrée allemand et
de se libérer deux petites tables rondes, nous nous installions.
A mi-journée et treize heures passées, nous essayons de
commander l’apéro. Mais il en manque toujours un, au téléphone, avec une collègue,
avec peut-être la sous-préfète, avec un des autres de la liste.
Quatre demis sont la solution universelle.
Un hachis, deux salades auvergnates et un pavé frittes. Un
pichet. Quatre mousses et quatre cafés.
Nous essayons de nous accorder définitivement sur le web (week-end beauf) de l’année. Ascension, fête de la Musique ou que sais-je.
L’un sort son planning de ministre, quatre feuilles pour
autant de trimestres, l’autre dit que c’est encore lui qui fera le plus de
route pour venir, le troisième mange. Je m’amuse simplement.
Nous ne parlons même pas de notre vie, du travail et de ses
soucis, des enfants. Non, nous grivoisons des filles qui passent et de celles
qui sont passées il y a longtemps. Nous prenons quelques photos.
Je lui dis que c’était drôle, qu’il ne voulait pas, avant,
se faire prendre en images alors qu’il s’y prête désormais avec plaisir. Comme
si le temps qui passait créait d’autres besoins ou comme si nous étions
capables de changer en quinze ans.
Nous dissertons musiques, films, de Scarlett Johansson.
Nous parlons un peu des autres, de ceux qui vont venir se retrouver en
Normandie cette année encore.
Sans jamais trop se répéter, en mélangeant le passé, le
présent et le bientôt, comme si nous avions réussi à ne pas s’ennuyer ensemble
de façon à se créer ces liens qui s’écrivent en souvenirs.
C’est un signe non ? Ce n’est pas si facile de
s’accrocher tous ensemble sur des points de passage, se marquer des repères,
avec toutes ces années depuis l’école primaire, avec ces déménagements, ces histoires,
ces filles, ces enfants…
Nous râlons encore, nous nous charrions toujours.
Nous parlons même du Maroc ensemble, avec nos femmes, comme
si c’était possible, une semaine à ne rien faire qu’à ne rien faire. Ce serait
bien possible. En tout cas, ça ne gâche rien d’en parler encore.
Il y a tous ces sujets qui me trottent dans la tête et que
nous n’avons jamais le temps, l’occasion, le bon moment d’aborder, ces
impressions qu’il reste toujours des trucs à faire, à dire.
Que tout va trop vite ou presque.
L’astuce est peut-être cachée là. Nous acquiesçons lorsque
l’un dit qu’à la fin de ces week-ends annuels qui durent trois ou quatre jours,
quelquefois moins, nous sommes tous partagés entre le enfin et le déjà quant à
définir le retour aux bercails. Contents et mécontents que ça se termine,
heureux et malheureux de retrouver la vraie vie.
L’heure arrive, l’un sait qu’il doit reprendre le train pour le Cantal, l’autre se sait déjà bien retard mais n’en dit rien, le troisième a le temps comme nous avions tous le temps avant de faire ces devoirs que nous finissions à l’aube du dernier jour. Et je suis simplement content de ne pas avoir raté ça. Je me fous un peu du boulot, je reviendrai quand je reviendrai, je finirai calmement L’Equipe dans les transports.
Nous repassons près de la grotte, derrière un des pieds
massifs de la tour.
Il parait qu’elle
s’enfonce… Oh j’ai vu le docu-fiction dernièrement… Ouais, des marécages… Dire
qu’elle a failli être démontée… T’as qu’à mettre ta main en dessous pour voir
si elle s’enfonce… et les noms gravés au premier étage… Lavoisier, Cuvier, tous
connus et Chasles… c’était qui Chasles… ah ouais le théorème… y’a même des
footballeurs, y’a Lalande…. Pfff….
Nous nous prenons encore en photos, ensemble, à bout de
bras puis par bras d’un homme qui passait.
Nous étions de ces touristes, autour de la Tour Eiffel, premier monument visité du
pays, qui l’immortalisait.Pourtant, sur la photo, le plus important n’était pas la
tour.
On s’embrasse pour se dire à bientôt. Deux vont vers le
Champs de Mars, deux vers la
Seine.
Nous n’avons plus rien à nous promettre que ce samedi là.
C’était il y a quinze bonnes années, sans doute un
printemps, nous avions plus ou moins quitté le lycée, avec déjà plus de dix ans
derrière nous ; nous étions assis sur de l’herbe au bord du terrain de
foot.
A cet endroit disparu sous ces nouveaux espaces
résidentiels déjà fissurés, nous nous étions promis, à quelques uns, de nous
retrouver au moins une fois par an, pour ce week-end entre gars, pour être sûrs
de ne pas se perdre. Parce que ça serait trop con.
Peut-être était-ce ailleurs, plus tôt ou plus tard mais
j’aime bien cette image.
La date est dans tous les cas fixée, ce sera pour fêter
l’été.