Le jour où je suis devenu un grand homme
Louis Aragon disait « Ouvre si tu peux sans pleurer ton vieux
carnet d'adresses ».
A 30 ans, c’était encore sous le joug de la Place des grands
hommes de Bruel. On ne se refait pas. L’air est agréable, les paroles sont
jolies.
Alors nous nous sommes rencontrés, ces quelques un qui auront
bien voulu venir, ou pu. Sans ceux que nous n’aurons pas réussi à joindre.
Parce qu’en dix ans, tout se perd. Avec le temps va, tout s’en va dit le poète.
Et puis, ce fut une réussite reçue en écho. Cela faisait
simplement du bien de se revoir. A cause de la curiosité, du plaisir naturel.
De l’étonnement, énormément. Parce qu’il n’y avait plus des
adolescents et des étudiants mais des pères et mères de famille, des artistes,
des professionnels aguerris dans leurs domaines, certains qui cherchaient
encore leurs voies.
Nous n’avons que très peu vu les inquiétudes.
Et finalement, des anecdotes, des mises au point nécessaires
car tout était différent.
Je n’en ai pas assez profité, je courrais absolument aux quatre
coins de la salle et des dix années écoulées.
C’était sous le format d’une grande fête, avec de la danse, du
bruit qui assourdissait les souvenirs évoqués.
C’était trop court pour amorcer un rêve d’immaturité.
Nous nous sommes dit au revoir avec un sourire. Comme nous nous
étions dit bonjour.
Complicité inavouée.
Comme dit la chanson, nous nous sommes promis de nouveau des
choses insensées.
Irréalisées. Bien sûr. Sans regret. Parce qu’on sait que la
bonne volonté ne fait pas tout.
Alors une seconde fois, j’ai décroché le téléphone.
Après 4 ans. Je me suis dit, pourquoi pas. Si le numéro n’a pas
changé.
Et il n’avait pas changé.
J’ai retrouvé l’une d’entre eux tous. Toujours sur la brèche,
médecin, aux pompiers de Paris aussi, maman depuis longtemps. Elle a réussi.
Non sans casse et sans difficulté. Comme tous.
On retrouve plus facilement ceux qui ont abouti. Les autres se
perdent encore plus.
Comme si persistait la fierté de dire au monde : tu vois,
tu te rappelles la
lycéenne. Tu as vu ce qu’elle est devenue ?
Parce que les inhibitions, les timidités, les frustrations et
les complexes qu’on avait à 16, 18 ou 20 ans se sont finalement évanouis dans
un nuage de fumée.
L’adolescence s’est trouvée filtrée mentalement. Nous avons
gardé tant que possible le meilleur pour se le rappeler.
Alors pourquoi refaire l’expérience interdite pour les 35.
Cette fois ci autour d’une table de restaurant.
Plus aisé de dialoguer.
Sans doute. Peut-être sera t-on qu’une dizaine. Et encore.
Je ne pleure pas en ouvrant ce fichu carnet d’adresse. Parce qu’il
est presque vide.
Je regarde différemment l’album photo.
J’aurai voulu qu’il m’ait ressemblé aujourd’hui. Avec ces
ridules d’expression et ce visage plus adulte. Mon tempérament faussement plus
sûr.
Pourtant il avait cet air candide et naïf qui me plait tant. Il
avait une allure que je sous estimais alors. Il avait l’évidente maladresse.
Et je me dis pourtant que sans lui, je n’aurais pas été celui
que je suis devenu.
C’est tellement contradictoire de sortir d’une chrysalide entre
deux âges.
J’ai envie de voir d’autres femmes et hommes qui, eux aussi, se
sont transformés.
J’essaierai de retrouver en eux ce qui expliquait nos fous
rires d’antan. Parce que le fond ne peut disparaître sous nos formes.
Finalement, le temps n’est rien. Quelquefois.